LA GRANDE BELLEZZA de Paolo Sorrentino
BEAUTÉ DIVINE
par Bertrand Bichaud
5/5 CHEF D’OEUVRE
Jep Gambardella est un sexagénaire, auteur d’un unique livre écrit dans sa jeunesse « L’appareil humain ». Journaliste à ses heures, mondain avant tout, il passe le plus clair (et pourtant nocturne) de son temps dans des fêtes ou se côtoie un gratiné gratin dont le passe-temps préféré se compose d’un mélange de musique, d’alcool, de drogue, de sexe, de propos superficiels et/ou critiques, le tout agrémenté d’un cynisme délibérément affiché.
Pour Jep, le nec le plus ultra d’un mondain qui se respecte n’est pas seulement d’être invité à toutes les soirées qui comptent, « il doit aussi avoir le pouvoir de les gâcher ». Ce qu’il ne se gêne pas de faire parfois, s’autorisant (avec une sincérité qu’il est le seul à manier avec autant de dextérité) des déclarations aussi acerbes que blessantes. Déambulant avec son élégance tendrement surannée dans un monde aigri par son désanchantement (qu’il revendique pourtant), Jep aspire secrètement à plus. « J’étais destiné à la sensibilité, j’étais destiné à devenir écrivain… ». La tête toujours haute, ne s’abaissant jamais au mépris, il manie l’autodérision comme personne, position la plus habile pour éviter toutes formes « d’attaques » pouvant venir de l’extérieur.
Il traverse le crépuscule de sa vie avec nonchalance, à la recherche de La grande bellezza (La grande beauté), définitivement plus esthète qu’hédoniste, « à mon âge une femme belle ne suffit plus ». Jep a le recul dont manque tous les êtres qui l’entourent, une distance salvatrice qui le différentie de cette faune qu’il fait pourtant sienne, dont il connaît tous les vices, les mensonges et les secrets. Naviguant à vue, au gré de sa feinte insouciance. Son regard est souvent malicieux, toujours ironique. Son esprit cynique et ses propos laconiques lui imposent une douloureuse clairvoyance : « Voici ma vie, le néant »
« La grande bellezza » est une sorte de boîte à merveilles aux multiples tiroirs, qui s’ouvrent et se referment, parfois claquent, telle une fenêtre subissant le vent de folie qui s’immisce dans les ruelles Romaines. Certaines scènes constituent à elles seules de véritables histoires, traduisant une inventivité sans limites. Et pourtant, jamais ces excès n’altèrent le plaisir que l’ensemble délivre. La séquence du chirurgien esthétique, de l’interview de la performeuse, de l’enterrement ou de l’homme à la valise contenant les clés des musées de la ville n’en sont que quelques exemples.
Jep est incarné par Toni Servillo, qui prouve une fois de plus qu’il est le meilleur comédien Italien de sa génération. Ici simplement grandiose, tout en nuances, en charme et en précision pour un rôle bien plus complexe et riche qu’il ne le laisse supposer à première vue. C’est la quatrième fois que le duo Paolo Sorrentino (à la réalisation) et Toni Servillo (à l’interprétation) est à l’œuvre, après « L’omo in piu », « Les conséquences de l’amour », et « « Il Divo » dans lequel le comédien composait magnifiquement le rôle d’un politicien charismatique et sournois, calme et impénétrable : Giulio Andreotti.
Rome ne se contente pas d’être le décor du film, elle en est aussi l’un des personnages. Cette ville a la mémoire intacte de toute la grandeur de son histoire, se laisse corrompre ici à la modernité de ses habitants, rappelant de manière omniprésente l’importance de la religion dans son âme et dans ses murs.
Le montage destructure avec intelligence le fil récit, illustrant judicieusement l'absence de repères temporels du protagoniste. Les nuits s’enchaînent, aux rythmes des fêtes et des dîners, offrant l’illusion que le temps n’existe plus, sa présence n’ayant pas grâce aux yeux de ces désabusés qui n’attendent rien d’autres de la vie que l’ivresse passagère de leur décadence.
D’une majestueuse beauté picturale, la mise en scène est d’une magnifique virtuosité, lyrique et dynamique, grandiloquente et précise. Le scénario libère progressivement ses idées à foison, démesurément singulières, séduisantes de bout en bout. Les personnages ont une "difformité" et une extravagance typiquement Felliniennes, la comparaison bien que facile n’en est pas pour le moins évidente.
Paolo Sorrentino confirme définitivement avec ce film sa place de cinéaste à la dimension de ses prédécesseurs qui l’ont inspiré : Rossellini, Risi, Ferreri, Visconti… Le cinéma Italien en avait bien besoin, manquant cruellement d’un nouveau souffle depuis quelques décennies. Tornatore, Morreti et Begnini, aussi brillants soient-ils n’ont jamais eu le panache de leurs maîtres, Sorrentino si. Et il réussit la périlleuse performance de conserver l’héritage de ses pairs tout en renouvelant et en modernisant son art. Inspiré par Ettore Scola, le réalisateur a tenu dès le montage terminé à lui montrer le film "J'ai été ému de le voir profondément touché. À la fin de la projection, il m'a caressé longuement le visage en répétant combien il aimait le film."
« La grande bellezza » est un voyage dans monde onirique où tout peut arriver : croiser au détour d'une nuit Fanny Ardant le temps d’un « Bonne nuit », voir une girafe disparaître à la simple volonté d’un illusionniste, admirer des flamants roses par dizaine se posant à l’aube sur une terrasse surplombant la ville, puis s’envolant au souffle d’une « sainte » centenaire… « La grande bellezza » porte décidément parfaitement son nom.
La bande annonce:
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